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Catégorie : Nadia Antonin
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1. Introduction
Pour Milton Friedman, « la monnaie était une chose trop importante pour être confiée aux banques centrales » (article de 1962, « Should there be an independent central bank? »). Pour la Bundesbank au contraire, la monnaie est une chose trop sérieuse pour être confiée aux hommes politiques, et récemment encore, elle réclamait une BCE encore plus indépendante. L’indépendance d’une banque centrale peut être caractérisée comme un mode institutionnel de gestion des affaires monétaires au sein duquel le banquier devient le garant du maintien de l’ordre monétaire et, au-delà, social. Selon Patrick Artus, « la Banque centrale européenne est sans doute l’une des banques centrales les plus indépendantes au monde ».

Cette indépendance, héritage de la Bundesbank, est cohérente avec les principes macroéconomiques généralement admis et repose sur une solide validation empirique. Mais elle pose de nouveaux problèmes récemment apparus comme le « déficit démocratique ». On est ainsi confronté à une indépendance nécessaire mais contestée.


2. L’indépendance de la BCE : une réponse au déficit de crédibilité des autorités élues.

2.1 L’indépendance de la BCE est d’ordre constitutionnel

Ø Le concept d’indépendance recouvre :
- L’indépendance institutionnelle (cf. article 108 Traité de Maastricht).
- L’indépendance juridique : BCE peut acquérir ou aliéner des biens mobiliers et immobiliers et ester en justice.
- L’indépendance personnelle : Les statuts protègent l’indépendance personnelle des membres des organes de décision de la BCE.
- L’indépendance fonctionnelle : la BCE dispose de tous les instruments et de toutes les compétences nécessaires pour la conduite d’une politique monétaire efficace et est habilitée à décider de façon autonome de leur utilisation. Par ailleurs, l’art. 101 du Traité CE interdit à l’Eurosystème d’accorder des prêts au secteur public.
- L’indépendance financière et organisationnelle : la BCE dispose de ses propres ressources financières et revenus et bénéficie d’une autonomie totale en matière d’organisation.

Ø Indépendance dans le choix des objectifs ou des instruments ?
La notion d’indépendance est plus subtile qu’il n’y paraît de prime abord.
- Instruments : Pour être véritablement indépendante, une banque centrale doit être libre de choisir seule comment elle utilise son ou ses instruments
- Objectifs : La BCE fait partie de ces banques centrales qui sont relativement libres de déterminer leurs objectifs. Selon l’article 105 du Traité de Maastricht, la BCE a le choix de publier un objectif quantifié de stabilité des prix dont la stratégie est fondée sur « deux piliers ». Le premier pilier assigne un rôle de premier plan à la monnaie. Le second regroupe une large gamme d’indicateurs précurseurs des tensions inflationnistes. La BCE a choisi la solution d’une régulation efficace dans la déconnexion des politiques budgétaire et monétaire.
Une banque centrale indépendante, confinée à la lutte contre l’inflation, ne coordonnant pas son action avec les responsables de la politique budgétaire, doit pouvoir limiter l’arbitraire des décisions politiques. Kydland, Prescott, Barro et Gordon ont donné une base théorique à cette affirmation.

2.2 L’indépendance de la BCE trouve des arguments dans la théorie économique et les études empiriques.


Ø Indépendance : les leçons de la théorie macroéconomique
- Kydland et Prescott concluent, dans un article célèbre « Rules rather than discretion : the inconsistency of optimal plans » de 1971, que des banques centrales indépendantes sont mieux placées pour atteindre leurs objectifs que des banques centrales dans les mains de l’Etat. A la base de leur raisonnement figure le fait qu’une banque centrale aux mains de l’Etat sera tentée de mener une politique discrétionnaire, qui aura des conséquences inflationnistes. En effet, les agents vont anticiper un biais inflationniste dans le comportement des autorités politiques, et majorer leurs anticipations d’inflation. En revanche, seul le suivi d’une règle de politique économique permettra de décourager un comportement inflationniste de la part du secteur privé.
- Pour assurer le suivi d’une règle, Rogoff propose l’idée de délégation, i.e. la nomination à la tête de la banque centrale indépendante d’un ou des dirigeants connus pour leurs positions « conservatrices », c’est-à-dire qui sont relativement plus attachés à l’objectif de stabilité des prix que l’opinion publique ou le gouvernement. Barro et Gordon défendent l’idée selon laquelle les agents privés doivent pouvoir « punir » le décideur de politique publique s’il dévie de la règle fixée.

Ø Indépendance : constat empirique
Les évaluations empiriques faisant état d’une corrélation entre l’indépendance de la BCE et une plus grande stabilité des prix fournissent la preuve que l’inflation est plus faible là où la Banque centrale est indépendante.
En adoptant un modèle fondé sur une banque centrale indépendante, sur la séparation de la politique monétaire et de la politique budgétaire, sur un mécanisme de nomination des membres du Conseil des Gouverneurs garantissant leur indépendance, et en donnant de surcroît à la BCE le seul objectif de lutte contre l’inflation, le régime d’indépendance de la BCE est bien plus puissant et plus complet que ne l’était le régime allemand. Mais l’indépendance de la BCE est souvent remise en cause.

3. L’indépendance emblématique de la BCE régulièrement contestée

3.1 L’indépendance de la BCE est remise en cause car elle est à l’origine de conflits de politique macroéconomique

Ø Des conflits de politique macroéconomique

La construction européenne repose sur une tension voulue entre la BCE indépendante, maîtresse de la politique monétaire et les pays de la zone euro, maîtres de leur politiques budgétaires nationales. Le pacte de stabilité et de croissance est un dispositif de police budgétaire qui encadre les déficits autorisés et instaure un système de pénalités pour les contrevenants. Il ne constitue pas une politique budgétaire commune. C’est plus simplement un dispositif anti-inflationniste quasi-automatique, qui vient compléter les armes dont dispose la BCE. Il n’incite pas vraiment à la coordination des politiques macroéconomiques puisque la BCE a pour unique mission la lutte contre l’inflation et que le pacte de stabilité prévient les seuls débordements budgétaires inflationnistes.

Ø Un résultat d’ensemble en termes de policy mix sous-optimal
Les marges de manœuvre des gouvernements en matière de politique économique sont très réduites et ils se trouvent contraints au niveau de leur policy mix.

3.2 L’indépendance de la BCE est critiquée sur le terrain de la démocratie

Ø Insuffisance de transparence de la BCE

La transparence implique que la BCE fournisse au grand public et aux marchés toutes les informations utiles concernant sa stratégie, ses analyses et ses décisions de politique monétaire ainsi que ses procédures. Or, on observe que :
- La BCE ne publie pas les Minutes des réunions du Conseil des Gouverneurs ou le résultat des votes ;
- Elle a systématiquement surestimé la croissance future de la zone euro, ce qui correspond au fait qu’elle n’est pas transparente sur les modèles ou les méthodes d’analyse qu’elle utilise ;
- En théorie, la BCE contrôle l’inflation dans une perspective de moyen terme et ne réagit pas aux développements de court terme. Dans la pratique, on observe qu’elle réagit aux développements à court terme du taux d’utilisation des capacités de la zone euro, du taux de change de l’euro, etc.

Ø Insuffisance de responsabilité de la BCE
Pour que la BCE soit responsable, c’est-à-dire capable de rendre des comptes (accountability), il faut que soit défini entre elle et les gouvernements de la zone euro un objectif de performance plus complexe que le seul respect de l’objectif d’inflation faible. Il est facile d’avoir une inflation faible en maintenant l’économie en récession, plus difficile d’associer inflation faible et croissance soutenue.
Il revient au Parlement européen de censurer la BCE si celle-ci ne se conforme pas à la volonté démocratique. Mais dans la mesure où celui-ci bénéficie d’une légitimité limitée, l’équilibre entre indépendance et responsabilité démocratique aura sans doute du mal à émerger.

4. Conclusion

Sur des aspects essentiels (règle d’objectif d’inflation, indépendance) la BCE est une institution à la « pointe du progrès ». Certaines faiblesses (stratégie de la politique monétaire, cible d’inflation, responsabilité démocratique) reflètent la vision quelque peu surannée héritée de la Bundesbank.

5. Glossaire

Stratégie fondée sur une cible d’inflation (inflation targeting) : Stratégie de politique monétaire qui a pour objectif de maintenir la stabilité des prix en mettant l’accent sur les écarts des prévisions d’inflation publiées par rapport à une cible d’inflation annoncée.

Stratégie fondée sur un objectif de croissance monétaire (monetary targeting) : Stratégie de politique monétaire qui a pour objectif de maintenir la stabilité des prix en mettant l’accent sur les écarts de croissance monétaire par rapport à une valeur-cible pré-annoncée.

Stratégie fondée sur un objectif de taux de change (exchange rate targeting) : Stratégie de politique monétaire qui a pour objectif d’établir un niveau donné de taux de change par rapport à une devise ou un groupe de devises.

Taux directeurs de la BCE (key ECB interest rates)
: Taux d’intérêt reflétant l’orientation de la politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) et fixés par le Conseil des gouverneurs.

6. Bibliographie

- Patat, Jean-Pierre, L’ère des banques centrales, L’Harmattan, 2003
- Olivier Blanchard et Daniel Cohen, Macroéconomie, Pearson Education, 2004
- Agnès Bénassy-Quéré et alii, Politique économique, De Boeck, 2004
- Rapport du Conseil d’Analyse Economique, Patrick Artus et Charles Wyplosz, La Banque centrale européenne
- Elie Cohen, L’ordre économique mondial, Essai sur les autorités de régulation, éd. Fayard
- Bulletins de la Banque de France, n°79 et 82, 2000
- Bulletins mensuels de la Banque centrale européenne
- Banque de France, colloque du bicentenaire, Indépendance et responsabilité – Evolution du métier de banquier central
- Problèmes économiques, n°2791, 8 janv. 2003
- Revue d’économie financière, Les progrès de l’Europe financière, n°87, fév. 2007

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