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Catégorie : Nadia Antonin
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Les "Trente Glorieuses" ont permis l'émergence d'une grande classe moyenne au sein de la société française, grâce à un enrichissement rapide dû au plein emploi et à la croissance du produit intérieur brut. Cette période faste a été qualifié par Jean Fourastié "d'âge d'or" de la société française. Le premier choc pétrolier de 1973 a mis fin aux "Trente Glorieuses" et plongé l'économie française dans la stagflation. C'est l'époque où le Club de Rome s'est rendu célèbre en publiant son premier rapport, le rapport Meadows intitulé "The Limits of Growth" qui aborde le problème de la croissance zéro.

Le premier choc pétrolier sert de catalyseur à une crise plus profonde: les classes moyennes entrent alors dans une phase de doutes et d'incertitudes qui perdure encore aujourd'hui. A tort ou à raison, elles ont le sentiment de péricliter.

Depuis 2012, la situation est devenue quasi-insupportable et s'aggrave en raison d'un matraquage fiscal qui vise particulièrement les classes moyennes supérieures. Il y a quelques années, le célèbre dialoguiste Michel Audiard annonçait que "le jour est proche où les Français n'auront plus que l'impôt sur les os". Julien Damon, dans son ouvrage intitulé "Les classes moyennes" décrit ces dernières comme "une image réductrice mais puissante d'individus sacrifiés par le jeu des impôts (qu'ils payent) et des prestations (qu'elles ne touchent pas), condamnés à une sorte d'exil vers les territoires périurbains".

Alors que pendant des décennies, les classes moyennes ont fait figure de maillon le plus solide de la société française, de nombreux économistes et sociologues s'interrogent aujourd'hui sur leur devenir.

1.1 - Analyse conceptuelle de l'expression "classes moyennes"

Le concept de classe est ambigu. Pour certains sociologues, on parle de classe lorsque l'on est en présence d'une situation de fait et non de droit. Pour Marx et pour certains sociologues non marxistes, le terme de classe est utilisé pour "désigner toutes les formes de hiérarchies sociales".

Face à ce flou sémantique concernant le concept de classe sociale, qu'en est-il de l'expression "classe moyenne" ?

1.1 - La conception d'Aristote

Dans son ouvrage "Les politiques", Aristote aborde le concept de "classes moyennes". Pour ce philosophe, il y a trois parties dans la cité : "les gents très aisés, les gens très modestes et, en troisième lieu, les gens intermédiaires entre eux" (...). Il pense que "la meilleure communauté politique est celle qui est constituée par des gens moyens, et que les cités qui peuvent être bien gouvernées sont celles dans lesquelles la classe moyenne est nombreuse et au mieux plus forte que les deux autres, ou au moins que l'une des deux, car son concours fait pencher la balance et empêche les excès contraires". Aristote qualifie la catégorie de gens très riches de "maîtres méprisants" et les gens très modestes "d'esclaves envieux". Il prône une cité où la classe moyenne est nombreuse afin d'éviter les troubles et les dissensions parmi les citoyens. Pour lui, "la classe moyenne est la base la plus sûre d'une bonne organisation sociale".

1.2 - L'analyse de Karl Marx

Marx qualifie les classes moyennes de "petite bourgeoisie". Pour ce philosophe et économiste, c'est la classe ouvrière qui doit prendre le pouvoir. Il s'oppose ainsi à Aristote et à d'autres théoriciens comme François Guizot pour qui "la classe moyenne est bel et bien le moteur de l'histoire". Pour Marx, l'évolution du capitalisme économique doit conduire à la disparition de la petite bourgeoisie "d'une part parce que leurs faibles capitaux ne leur permettent pas d'employer les procédés de la grande industrie, elles succombent dans leur concurrence avec les grands capitalistes ; d'autre part, parce que leur habileté technique est dépréciée par les méthodes nouvelles de production". En d'autres termes, selon la théorie marxiste nous allons assister à la prolétarisation des classes moyennes c'est-à-dire à un déclassement social, à un glissement vers la condition de prolétaire. Dans le discours de Marx, l'apparition d'une classe intermédiaire entre capitalistes et ouvriers, inéluctablement appelée à disparaître, par prolétarisation, n'est qu'une péripétie de l'Histoire. Cette position a été critiquée entre autres par Dahrendorf qui reproche notamment à Marx d'avoir tenu pour une généralité ce qui n'était que des conditions particulières de la société capitaliste naissante qu'il observait.

1.3 - Un concept flou

La notion de "classe moyenne", bien que couramment utilisée, ne fait pas l'objet d'une définition précise et vraiment consensuelle. L'historien Christophe Charle parle d'une "culture du flou et de l'ambivalence qui tient à l'histoire accumulée des sens successifs que cette notion a revêtus". De même, Alain Touraine met en évidence la difficulté d'établir une définition de la classe moyenne et l'ouvrage de Serge Bosc intitulé "Sociologie des classes moyennes", souligne l'ambivalence de l'expression "classe moyenne" car "contrairement à la classe ouvrière, à la bourgeoisie, elle n'est pas spontanément associée à des groupes sociaux délimités".

Au sein de la littérature académique sur les classes moyennes, deux approchent coexistent : l'approche sociologique qui fonde la définition et l'analyse des classes moyennes sur des critères socioéconomiques comme la profession, le niveau d'éducation, les habitudes de vie, les valeurs, etc. et l'approche économique qui base son examen sur le critère du revenu. Des organismes comme l'INSEE, l'Observatoire des inégalités, le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc),etc. retiennent comme critère d'appartenance à la classe moyenne celui de revenu net fiscal. Cette approche est celle qui est jugée par l'économiste Steven Pressman (2007) comme la plus appropriée par rapport aux deux autres approches qu'il évoque (approche sociologique et approche plus psychosociale). De son côté, Régis Bigot, après avoir envisagé les deux types d'approches, se tourne plutôt vers l'approche économique c'est-à-dire celle qui retient le critère de revenu des ménages ou du niveau de vie des individus, reprenant une citation d'Eric Maurin :"le seul véritable trait commun des différents groupes sociaux composant la classe moyenne est leur position dans le centre de la distribution des revenus".

Contrairement aux déclarations de Steven Pressman et Régis Bigot, il apparaît que l'approche économique qui tient compte uniquement des revenus et exclut le patrimoine est réductrice et peut être source d'iniquité en matière de politique fiscale et sociale. En outre, la fixation arbitraire de seuils de revenus en-deçà duquel sont appliqués les exonérations et les dégrèvements d'impôts ainsi que les mesures sociales est contestable.

En l'absence de définition stricte du concept "classe moyenne", d'aucuns parlent de stratégie politique, médiatique et commerciale. Ainsi, Klaus- Peter Sick s'interroge sur le fait de savoir si cette expression est une "entité aisément repérable ou pure fiction à géométrie variable ? Une réalité sociale immédiate ou un simple instrument de mobilisation politique ?"

En 1996, dans son ouvrage "La Société en sablier", "Le partage du travail contre la déchirure sociale", Alain Lipietz retenait l'hypothèse de la disparition des classes moyennes, avec un reclassement vers les couches populaires. Qu'en est-il vingt après ? La prophétie de Marx est-elle en marche ?

2 - La classe moyenne en péril ?

2.1 - La pression fiscale

Depuis une dizaine d'années, on assiste à une explosion des impôts en France. Cette pression fiscale est en train de s'accentuer et pèse notamment sur les classes moyennes, notamment les classes moyennes supérieures qui se situent entre les riches partis en exil fiscal et les moins riches qui bénéficient des politiques de solidarité et de distribution. En 2017, les prélèvements obligatoires ont dépassé pour le première fois la barre des 1 000 milliards d'euros et devrait atteindre 1 070 milliards d'euros en 2019. D'aucuns parlent de matraquage fiscal des classes moyennes supérieures.

D'après de nombreux économistes libéraux, une pression fiscale trop forte n'inciterait pas les particuliers comme les entreprises à investir, épargner, produire et travailler. L'effort étant découragé, il s'ensuivrait une baisse de l'activité. Arthur Laffer a formalisé l'idée que toute hausse de la pression fiscale entraîne une baisse des activités ou une augmentation de la fraude et de l'évasion, et qu'il s'ensuit nécessairement une diminution du montant des rentrées d'impôts.

Un accroissement de la fiscalité répond à un souci de redistribution ...
L'opposition idéologique entre impôt-échange et impôt redistributif a évolué vers une préférence pour la redistribution : l'équité l'a emporté sur l'efficacité économique. La fiscalité est le vecteur de la redistribution, que l'on peut définir comme une modification de la répartition des revenus principaux dont une partie est prélevée (impôts, cotisations sociales) pour être reversée (prestations sociales).

Le système fiscal français est l'un des plus redistributifs d'Europe. Pour Alexandre Mirlicourtois, directeur de la conjoncture et de la prévision chez Xerfi, si l'effort contributif est plus important en France qu'ailleurs, c'est en partie parce que le modèle social français redistribue des revenus de façon plus massive. Il a calculé "qu'avant redistribution, le revenu mensuel moyen des 20% les plus modestes est de 553 euros pour une personne seule et de 4 566 euros pour les 20% les plus aisés soit un rapport de 1 à 8 environ. Après redistribution, le revenu des plus modestes s'élève à 933 euros (en hausse de 69%) alors que le revenu des plus aisés diminuent de 19% pour se situer à 3 705 euros. Le rapport est désormais de 1 à 4".

... mais il est lourd de conséquences en termes d'équilibre économique
Concernant les conséquences d'une fiscalité lourde qui pèse sur les classes moyennes, on note tout d'abord un accroissement considérable du sentiment d'injustice devant l'impôt et partant le rejet de sa légitimité. Or, le consentement à l'impôt, qui découle de l'article 14 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, est ce qui pèse sur la motivation à travailler davantage et sur l'accroissement de la valeur ajoutée au niveau national. Par ailleurs, c'est un encouragement au travail au noir et une incitation pour certains français à s'exiler. D'où une perte en termes de rentrées fiscales qui va être supportée par ces mêmes classes moyennes.

La politique de redistribution qui continue d'être menée conduit à une paupérisation des classes moyennes et à un accroissement de l'assistanat. Ce phénomène est préjudiciable pour la France car les classes moyennes comme d'ailleurs les petites et moyennes entreprises (PME) ont toujours été la force de notre économie.

2.2 - Le sort des classes moyennes

Depuis plusieurs années, c'est désormais le sort des classes moyennes qui fait débat. De nombreux travaux les décrivent comme étant "à la dérive" (Louis Chauvel). L'économiste Nicolas Bouzou dans son ouvrage intitulé "Le chagrin des classes moyennes" décrit la situation des classes moyennes comme le "ciment du lien social qui se délite". Les classes moyennes, dont la progression du niveau de vie est plus faible que celle des extrêmes ressentent une frustration importante car d'une part les nombreuses mesures sociales ont permis de faire progresser le niveau de vie des plus modestes et d'autre part, les français les plus riches ont connu une progression de leur revenu disponible plus forte que la moyenne. A cela s'ajoute les problèmes liés aux coûts et à la politique du logement. Les classes moyennes disposent de ressources trop élevées pour prétendre au logement social mais trop faibles pour louer ou acquérir dans le secteur libre. Elles se trouvent alors reléguées en zones périurbaines, loin de leur emploi.

Comme le souligne Julien Damon dans l'ouvrage précité, "depuis les années 80 en France, la stagnation des revenus, la panne de l'ascenseur social et les décisions de lutter prioritairement contre la pauvreté, alimentent doute et malaise au sein des classes moyennes".

En résumé, taxer toujours plus les classes moyennes et notamment les classes moyennes supérieures conduit vers un nivellement par le bas et vers un anéantissement des classes moyennes annoncé par Marx.

3 - Conclusion

Pour bien fonctionner, une économie doit s'appuyer sur une consommation et un investissement forts. A cet égard et pendant des décennies, les classes moyennes ont tiré le marché interne par leur consommation et ont toujours accumulé du capital, qu'il soit physique ou humain. Elles jouent un rôle économique et social déterminant puisqu'elles représentent un moteur de croissance. Un recul, voire le déclin des classes moyennes va peser lourdement sur la consommation, l'épargne et les investissements et pénaliser toute l'économie.

Face à ce grave problème de l'appauvrissement des classes moyennes, la question se pose de savoir si nous voulons une société d'assistés plutôt qu'une société où le courage, l'effort, la volonté de réussir, le mérite, etc. sont récompensés et non punis par un matraquage fiscal.

Pour Alexis de Tocqueville, la démocratie se caractérise, à la différence de la société aristocratique où les pauvres sont très nombreux et les riches très privilégiés, par l'existence d'une importante classe moyenne.

4 - Glossaire

Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (CREDOC) : Organisme d'études et de recherche fondé en 1953, qui mène de nombreux travaux d'études et de recherches interdisciplinaires (économiques, sociologiques, statistiques, démographiques voire linguistiques.

Classe moyenne supérieure : Classe sociale qui regroupe les individus dont les revenus sont de 30 828 euros nets par an/ 2 569 euros nets par mois selon l'INSEE.

Exil fiscal ou expatriation fiscale : Le fait pour un contribuable de quitter son pays d'origine ou de résidence pour des motifs liés à la fiscalité.
Les motivations peuvent consister à alléger la charge fiscale globale ou au contraire à éviter un impôt spécifique.

Observatoire des inégalités : Organisme privé indépendant fondé en 2003 ayant pour mission de dresser un état des lieux le plus complet possible des inégalités, en France, en Europe et dans le monde.

Prolétaire : Personne qui appartient à la couche la plus pauvre de la société, qui ne possède rien en propriété.

Prolétarisation : Déclassement social, glissement vers la condition de prolétaire.

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