Le débat sur le comportement des fonds activistes n’est pas nouveau mais il a connu un regain d’intensité en 2019. Pas moins de quatre rapports ont été publiés entre fin 2019 et début 2020 par la Commission des Finances de l’Assemblée nationale, le Club des juristes (CJD), l’Association française des entreprises privées (AFEP) et Paris Europlace. Fin avril 2020, l’Autorité des marchés financiers a effectué une communication sur le sujet. Par ailleurs, il existe une abondante littérature académique.
Les fonds activistes défient les dirigeants et s’attaquent à la gouvernance et à la stratégie des entreprises ciblées. Mais que recouvre ce concept ? Quid de l’émergence et de la diffusion de ces fonds qui sont apparus récemment en Europe ? Qu’en-est-il de la stratégie des activistes et quels en sont les résultats ? Ces fonds créent-ils vraiment de la valeur ? Que fait le régulateur ?
1. La financiarisation de l’économie et les fonds activistes
La montée en puissance de la finance dans un contexte de globalisation a créé une situation entièrement nouvelle : la financiarisation de l’économie. Cette dernière se manifeste entre autres par le passage d’un capitalisme managérial à un capitalisme actionnarial avec l’apparition de nouveaux instruments financiers tels que par exemple les fonds activistes.
1.1 Le passage d’un capitalisme managérial à un capitalisme actionnarial.
Le capitalisme managérial, né aux États-Unis à l’issue de la Grande Guerre, a été théorisé notamment par John Kenneth Galbraith (1967) ainsi qu’Alfred Chandler (1967) et symbolisé par les concepts de « technostructure » et de « complexe militaro-industriel ». Ce capitalisme a prévalu à l’époque fordiste. La France ne rentrera dans le capitalisme managérial que dans les années 1970.
Pour Roland Perez, le concept de gouvernance managériale postule « que le management de la firme ne doit pas seulement tenir compte de ses actionnaires, mais plus largement des différents partenaires impliqués dans son fonctionnement, en premier lieu des salariés via leurs représentants ». L’ouvrage d’A. Berle et G. Means publié en 1932 est le point de départ de l’approche selon laquelle la gouvernance de l’entreprise est du ressort des managers. L’actionnariat étant très dilué dans ce mode de gouvernance, les actionnaires n’ont plus assez d’actions pour peser sur les décisions stratégiques de l’entreprise.
A partir des années 1980, nous assistons à la crise de la gouvernance managériale : remise en cause du pouvoir des managers, des méthodes d’organisation héritées du fordisme et développement des marchés financiers et des investisseurs institutionnels. Nous sommes ainsi passés d’une gouvernance familiale au 19ème siècle à une gouvernance managériale au tournant du XXème siècle pour enfin tous converger vers une gouvernance actionnariale.
« La gouvernance actionnariale devient le cadre normatif de la « bonne gouvernance », comme le rappelle Pierre-Yves Gomez dans un article de la Revue Française de Gestion intitulé « La gouvernance actionnariale et financière ». Pour Adam Smith, un des premiers à citer l’existence de conflits d’intérêts entre dirigeants et actionnaires, « l’actionnaire propriétaire ne prend véritablement soin de l’entreprise que s’il exerce la fonction de dirigeant. Sinon, la recherche du bien privé par exploitation de l’entreprise peut se faire contre les intérêts économiques de celle-ci ». La gouvernance actionnariale donne la priorité aux actionnaires.
En outre, la naissance des sociétés de fonds d’investissement renforce le poids des marchés financiers. Ces sociétés lèvent des fonds auprès d’investisseurs institutionnels ou de particuliers fortunés et acquièrent des entreprises en prenant intégralement leur contrôle, quitte à les retirer de la cote (« private equity »). Elles sont devenues des acteurs incontournables du système financier. Dominique Plihon dans son ouvrage « Le nouveau capitalisme » rapporte que « les actionnaires, et principalement les investisseurs institutionnels qui concentrent la gestion des portefeuilles d’actions, en sont les personnages centraux. Ils imposent de nouvelles règles aux entreprises : le « gouvernement d’entreprise » et la maximisation de la « valeur actionnariale ». Pour Antoine Rebérioux, professeur d’économie, « le capitalisme contemporain aurait, dans la foulée de la libéralisation et de la globalisation financière, changé de visage : au capitalisme managérial des Trente Glorieuses, marqué par une concentration du pouvoir dans les mains d’une technocratie interne à l’entreprise, se serait substitué un capitalisme actionnarial, caractérisé par la suprématie du capital financier dans la conduite des sociétés cotées ». Ce nouveau régime bouleverse les relations sociales, remet en question le salariat traditionnel et introduit de nouvelles formes d’inégalités. Ce nouveau capitalisme est secoué par des scandales et des crises à répétition de plus en plus profondes, qui sont la conséquence de ses contradictions internes, notamment de son incapacité à s’autoréguler ». La globalisation du système financier a modifié les conditions dans lesquelles la politique économique est définie et mise en œuvre. Cette évolution a selon toute probabilité transféré une partie du « pouvoir économique » au profit des professionnels de la finance et notamment les gestionnaires de capitaux.
1.2 Le concept de fonds activiste
Le fonds activiste n’ayant pas de définition juridique établie, d’aucuns ont choisi de définir l’activisme actionnarial comme « le comportement particulier d’un actionnaire ».
Caroline Ruellan, docteur en droit privé et présidente d’un cabinet de conseil en gouvernance et stratégie (SONJ Conseil), suggère la définition suivante : « l’activisme désigne l’action menée par un actionnaire minoritaire afin d’exercer une influence sur l’entreprise, en utilisant les droits que la loi lui reconnaît en contrepartie du risque social qu’il a accepté de courir, sans volonté de devenir majoritaire ni prendre le contrôle de l’entreprise ». cette définition exclut un actionnaire qui serait majoritaire. Pour Bertrand Cardi, avocat associé au cabinet Darrois Villey Maillot Brochier, « un activiste est quelqu’un qui demande publiquement une modification de la stratégie, de la direction au sens large ou de la structure financière de la société ». Pour la direction générale du Trésor « tout actionnaire engagé et désireux de faire valoir son point de vue sur la stratégie d’une entreprise se trouve en position d’être qualifié d’activiste ».
A la lumière de ces différentes définitions, nous pouvons en conclure que les actionnaires activistes sont des actionnaires minoritaires, le plus souvent des fonds spéculatifs (« hedge funds ») qui utilisent la part du capital qu’ils détiennent dans une entreprise pour influencer le management et la stratégie de l’entreprise cible.
1.3 Caractéristiques des fonds activistes
Certains auteurs font remonter les débuts de l’activisme actionnarial aux États-Unis dans les années trente. Le phénomène s’est accentué au début des années 2000 avec une extension au-delà du marché américain.
On distingue trois types de fonds activistes qui se différencient par leur horizon d’investissement et stratégies d’action.
- Les premiers adoptent une stratégie évènementielle (« event driven strategy ») qui consiste à effectuer des placements dans des sociétés où ils prévoient un évènement qui sera favorable à une meilleure valorisation de la société.
- Les seconds prennent des positions courtes (« short sellers »). La stratégie de ces fonds activistes de vente à découvert consiste à cibler non pas des sociétés sous-valorisées, mais au contraire surévaluées, l’objectif étant de voir baisser les cours. Cette stratégie est par nature dangereuse comme toute vente à découvert. Dans un article intitulé « L’activisme des fonds vendeurs à découvert », Hubert de Vauplane, avocat associé chez Kramer Levin Naftalis & Frankel LLP, souligne que « ces fonds investissent dans des sociétés surévaluées dans lesquelles il existe des fraudes ou à tout le moins des soupçons de fraude et essayent de convaincre les investisseurs du bien-fondé de l’analyse effectuée par le fonds activiste en mettant une pression à la baisse des cours par des ventes à découvert ».
- Les troisièmes investissent avec un horizon de temps moins « court-termiste ».
2. Les réactions des régulateurs face à la menace des fonds activistes en France
L’activisme actionnarial s’est largement développé en France durant ces dernières années. En outre, depuis la crise financière de 2008, celui-ci a pris en Europe une forme plus agressive qui peut déstabiliser les émetteurs et les marchés.
Pour Caroline Ruellan (citée précédemment), l’activisme actionnarial serait pour certains « une pathologie de la vie de l’entreprise, un phénomène de prédation qu’il faut éradiquer ». D’autres esprits critiques utilisent généralement le terme « loup » pour désigner l’activisme actionnarial. Ils réservent le concept « fonds vautours » pour appréhender les fonds spécialisés dans l’achat de dettes d’entreprise ou d’Etats en difficulté. Face aux attaques de « fonds prédateurs », quelle est la position des régulateurs ?
2.1 Quelles sont les critiques à l’encontre des fonds activistes ?
Certains fonds peuvent avoir une éthique défaillante et souhaiter dégager rapidement des dividendes par tout moyen, d’où le risque pour l’entreprise de se trouver dans l’impossibilité de mettre en œuvre une politique de croissance sur le long terme. C’est pourquoi, une des principales critiques à l’encontre de l’activité des fonds activistes est sa vision à court terme (« court-termisme ») afin de réaliser une plus-value rapide, ce qui peut entraver une politique de gestion d’entreprise à moyen et long terme. Un rapport intitulé « Activisme actionnarial » publié en décembre 2019 par l’Association française des entreprises privées (AFEP) dénonce le fait que les actionnaires activistes font pression sur les entreprises afin d’obtenir des plus-values à court terme au détriment de la création de valeur à long terme. Des études académiques démontrent que l’impact des fonds activistes sur la rentabilité des cibles se fait sentir également à moyen et long terme et non pas seulement à court terme. Ainsi par exemple, Lars Förberg. De même, Bill Ackman, qui a lancé en 2004 son fonds activiste Pershing Square Capital Management à New York, possède davantage la réputation d’un activiste de long terme, qui cherche à influencer fortement la gestion de ses cibles à partir de positions minoritaires.
Le manque d’éthique qui caractérise les fonds activistes se retrouve au niveau social. Nous en voulons pour preuve les plans d’économie proposés par les fonds activistes qui ne font généralement « pas de sentiments » lorsqu’il s’agit de réduire les coûts via des licenciements afin de dégager plus de profits pour une entreprise déjà rentable.
Les risques peuvent aussi provenir des actionnaires du fonds, qui sont les concurrents directs des sociétés ciblées.
2.2 La menace grandissante des fonds activistes
Ces fonds alternatifs, qui cherchent à influencer la stratégie d’entreprises qu’ils estiment mal gérés, conduisent à des dérives spéculatives bien connues des entreprises françaises. Pour les dirigeants de grands groupes cotés, les fonds activistes sont le mal actionnarial absolu. Selon le rapport annuel de la banque Lazard, l’année 2018 a marqué un record historique avec 226 victimes dans le monde, totalisant plus de 66 milliards de dollars investis (contre 65 victimes en 2014 et 188 victimes en 2017). En 2019, on a enregistré une baisse par rapport à 2018 : 187 victimes pour un total de 42 milliards de dollars.
Depuis des années, des fleurons de l’industrie française sont victimes de l’activisme actionnarial. Aucun secteur n’est épargné :
- La grande distribution : Casino (quatrième groupe français de grande distribution derrière Leclerc, Carrefour et Intermarché) a subi de violentes attaques et des campagnes de désinformation orchestrées par le fond activiste américain Muddy Waters afin de faire chuter artificiellement la valeur de ses titres et de déstabiliser l’entreprise, ses salariés et actionnaires.
- L’aéronautique et la défense : Le fonds TCI (fonds d’investissement activiste du financier britannique Christopher Hohn, entré au capital de l’équipementier aéronautique Safran en 2017, avait réussi à faire reporter le rachat de Zodiac et en diminuer le prix, soulignant au passage « l’incompétence » du président du conseil d’administration.
- Les médias : le groupe Lagardère, un des leaders mondiaux de l’édition, de la production, de la diffusion et de la distribution de contenus a été ciblé par le fonds activiste britannique Amber Capital, fondé et dirigé par Joseph Oughourlian. Dès son entrée au capital de Lagardère en 2016, le fonds s’est attaqué à la gouvernance du groupe critiquant sa gestion ainsi que la rémunération de la direction. Pour éloigner Arnaud Lagardère de la direction du groupe, le fonds Amber Capital a réclamé en mars 2020 le renouvellement du conseil de surveillance et le changement de la structure juridique de la société, c’est-à-dire le passage du statut de commandite par actions qui donne au gérant commandité (ici Arnaud Lagardère) les pleins pouvoirs à celui de société anonyme. Ce n’est que récemment (avril 2021) que le groupe annonce l’abandon de son statut de commandite par actions.
- L’automobile : l’État français est venu au secours de Valeo contre le fonds activiste américain Harris Associates et le fonds norvégien Norges Bank Investment, en devenant le premier actionnaire.
- L’agroalimentaire : Pernod - Ricard, une valeur vedette (« Blue Chip ») a subi l’arrivée surprise du fonds activiste américain Elliot Management Corporation qui a estimé que Pernod - Ricard (deuxième groupe de vins et de spiritueux au monde) ne profitait pas suffisamment de son potentiel pour créer de la valeur ; Nestlé (le géant Suisse de l’alimentaire) a été la cible du fonds Third Point Management fondé par Daniel Loeb, spécialiste des lettres publiques, et Danone qui a vu 1 % de son capital contrôlé par le fonds Corvex Management, dirigé par Keith Meister.
- Les entreprises de services numériques (rachat d’Altran par Capgemini).
D’après le Cabinet McKinsey, les activistes continuent de s'attaquer aux performances et aux rendements des entreprises, mais c'est dans les structures de gouvernance qu'ils rencontrent le plus de succès. Par ailleurs, outre les risques de désorganisation du management et d’atteinte à la réputation, une campagne activiste peut coûter à une entreprise entre 25 à 35 millions d’euros.
Ces campagnes d’activisme actionnarial ont frappé les esprits et ont poussé la place de Paris, en 2019 et 2020, à se mobiliser pour mieux protéger les entreprises françaises.
2.3 La régulation de l’activisme actionnarial
Les risques relatifs aux fonds activistes qui pèsent sur les sociétés françaises ont incité la Place de Paris à constituer des groupes de travail afin de réfléchir sur des propositions d’encadrement de ces fonds.
Ainsi, dans le prolongement des rapports publics rédigés sur le sujet et évoqués dans l’introduction, l’Autorité des marchés financiers (AMF), régulateur et « gendarme de la Bourse », a proposé dans sa communication du 28 avril 2020 des mesures ciblées pour encadrer les fonds activistes afin d’améliorer la transparence du marché, de promouvoir le dialogue entre émetteurs et actionnaires, et d’accroître ses capacités de réaction. Après avoir consulté ses commissions consultatives, l’AMF a approuvé plusieurs évolutions de sa doctrine :
- Communication des émetteurs en cours de « quiet period » en réponse à des actionnaires activistes (« … ne l’empêche d’apporter, dans le respect du règlement européen sur les abus de marché, toute information nécessaire au marché en réponse à des déclarations ou informations publiques le mettant en cause »).
- Caractère loyal et équitable des échanges dans le cadre des campagnes activistes (« …une bonne pratique consiste pour l’investisseur concerné à rendre publics ces projets et propositions, afin d’assurer une bonne information du marché et une égalité des actionnaires …).
- Recommandation à l’attention des gérants de fonds concernant le rapatriement, à l’occasion des assemblées générales, des titres prêtés et l’exercice effectif de leur droit de vote (« la bonne pratique que constitue pour les gérants de fonds, le rapatriement des titres prêtés et l’exercice effectif de leur droit de vote ... »).
- Vigilance particulière des actionnaires dans leurs déclarations en cas d’offre publique (« … Faire preuve d’une vigilance particulière dans leurs déclarations … »).
- Recommandations sur le dialogue actionnarial (« … instaurer un dialogue entre le conseil et les actionnaires, le cas échéant par le truchement d’un administrateur référent, sur les principaux sujets d’attention des actionnaires, notamment les questions relatives à la stratégie et la performance en matière sociale, environnementale et de gouvernance (ESG)... les supports de présentation établis à l’occasion des « roadshows gouvernance » soient mis en ligne sur le site Internet de la société...").
3. Conclusion
Une étude sur l’activisme actionnarial dans la gouvernance de 259 entreprises cotées américaines, menée par Yvan Allaire et François Dauphin de l’Institut de la gouvernance à Montréal, , révèle un bilan globalement négatif. Pour ces auteurs, « les fonds activistes n’ont pas une compréhension infiniment plus grande de la stratégie ou de la finance que les conseils d’administration ou les directions en place ». Pour eux, « la seule véritable voie de création de valeur passe par la vente de l’entreprise ».
Il est urgent d’agir et d’encadrer les fonds activistes afin que la France ne soit pas le terreau de cette pratique douteuse.
Nous conclurons cette étude sur l’activisme actionnarial comme stratégie d’investissement durable. En effet, nous observons ces dernières années une accélération dans la prise en compte des enjeux ESG de la part d’un certain nombre de fonds d’investissement dans leur stratégie.
4. Glossaire
Financiarisation de l’économie : Le régime d’accumulation ne s’appuie plus sur la production de biens et services mais sur la financiarisation des relations économiques.
Fonds spéculatif (« hedge fund ») : Fonds d'investissement à haut risque portant principalement sur des produits à effet de levier particulièrement élevé, c'est-à-dire permettant, pour des mises limitées, d'opérer sur des montants beaucoup plus importants, mais avec des risques considérables.
Globalisation financière : Processus d’intégration des différents marchés de capitaux et d’ouverture de tous les marchés nationaux à l'international pour aboutir à un marché mondial unique des capitaux.
Gouvernance : Ensemble de règles et de procédures définissant les objectifs d’une organisation, les moyens à mettre en œuvre pour les atteindre et la mesure de la performance.
Stratégie évènementielle (« event driven strategy ») : Stratégie qui consiste à prendre des positions sur la probabilité de survenance d’un événement particulier dans la vie d’une entreprise, telles qu’une restructuration, une fusion/acquisition, etc.
Vente à découvert (« short selling ») : Vente d'un actif ou d'une action que le vendeur ne possède pas.
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