Luc MARCO
Professeur émérite de Sciences de Gestion
Université Sorbonne Paris-Nord
Laboratoire CEPN-CNRS

Depuis 1953 l'ANDESE a proposé de regrouper tous les diplômés doctoraux d'économie et de gestion dans notre pays. Mais d'où vient l'intitulé de ce grade de "docteur ès sciences économiques" ? Est-ce une création sémantique française ou une importation de l'étranger ? Cette chronique va essayer de répondre à ces deux questions, en une approche duale, comme il convient traditionnellement dans les thèses hexagonales : primo l'origine nationale, secundo l'origine internationale. En conclusion nous dirons un mot sur le grade de "docteur en sciences de gestion", cousin germain du premier mais d'origine beaucoup plus récente.

I. L'origine française : une remarque ironique de Joseph Garnier

En juin 1845, dans le numéro 43 du Journal des économistes, sous la rubrique "bibliographie", l'économiste libéral Joseph Garnier est chargé de donner son avis sur le livre de son confrère Gustave Du Puynode, docteur en droit et avocat à la Cour Royale de Paris. Ce livre s'intitule Des lois du travail et des classes ouvrières (Paris, Joubert, in-8°, 270 pages). Joseph Granier est alors un jeune économiste de 32 ans qui est professeur d'économie politique à l'Athénée Royale de Paris. Il obtiendra l'année suivante, en 1846, une chaire d'économie à l'École des Ponts et Chaussées.
Il devait être d'humeur badine, car il commence sa recension par des remarques assez dures sur les livres de son domaine, jugez-en : "Quand nous avons à lire un nouvel écrit sur une des nombreuses branches de l'économie politique, nous cherchons à les classer dans l'une des trois catégories suivantes : les ouvrages dans lesquels on voit que l'auteur n'a pas étudié l'économie politique ; ceux dans lesquels la science n'est pas méconnue ; ceux enfin dans lesquels le lecteur peut trouver des renseignements ou des aperçus nouveaux." (p. 328).
Magnanime, Garnier classe cependant Du Puynode dans une bonne moyenne : "L'ouvrage que nous avons sous les yeux appartient surtout à la seconde catégorie ; et c'est une bonne thèse qui est sortie de la plume de l'auteur." (idem).
Il en déduit que cette thèse aurait pu être validée par une nouvelle discipline universitaire, qui n'existe pas à l'époque : "Si l'économie politique avait l'honneur d'être installée en Sordonne, nous pourrions garantir à M. Gustave Dupuynode le titre de bachelier ou de licencié, voire même de docteur ès sciences économiques." (Idem). Il écrit "titre" et non "grade" car la formation n'est pas alors insitutionnalisée.
Michel Gustave Pastoureau Du Puynode est né à Verrières (Indre) le 23 novembre 1817. Son premier livre fut en 1843 : Études d'économie politique sur la propriété territoriale (Paris, Joubert, in-8°, 215 p.). Il avait donc 26 ans quand sont parues ses premières études économiques. Sa thèse pour le doctorat en droit français portait sur : Des contrats et des obligations conventionnelles en général (Paris, 1841, Imprimerie E.-J. Bailly). Sa thèse en droit romain s'intitulait Jus Romanum : De Verborum Obligationibus (Même éditeur). Il a suivi les cours de Pellegrino Rossi en droit constitutionnel, alors obligatoires pour le doctorat en droit, et en a recueilli cinq cahiers de notes (Du Puynode, 1868, p. 426). Comme son maître Rossi, Gustave Du Puynode était donc un juriste devenu économiste par des lectures éclectiques des grands maîtres de la discipline (Marco, 1985). Il est mort à Paris le 3 juin 1898.
La mention du titre de docteur ès sciences économiques par Joseph Garnier était prémonitoire, mais il a fallu attendre le 30 avril 1895 pour qu'un doctorat ès sciences politiques et économiques soit instauré dans les Facultés de droit françaises (Breton & Marco, 1996). Et il faudra encore attendre 1948 pour qu'un doctorat ès sciences économiques soit enfin créé, duquel émergeront plusieurs jeunes doctorants qui fonderont, en février 1953, l'Association des Docteurs Ès Sciences Économiques : Jean Le Van Kim, Raoul Marnata, Françoise Marini, Bernard Mousson, et Paul Perche (Annuaire 1963 de l’ADESE, p. 15).

II. L'origine étrangère : le rattachement aux sciences politiques

Au Congrès Scientifique de France de 1842, un représentant du Royaume de Bohème déclare être "docteur ès sciences économiques" de l'Université de Prague : il s'agit de G. H. De Kurrer. On ne retrouve une mention de cet auteur qu'en 1847 dans l'Encyclopédie technologique de Charles Laboulaye, à la page 2079, pour l'article "Impression des étoffes". On en déduit que l'économie était rattachée à la Faculté des sciences dans ce pays, contrairement à la France qui rattacha cette discipline aux Facultés de Droit dès 1864 (pour Paris) et 1877 (pour le reste du pays).
Les juristes de ces Facultés étaient au départ réticents à ce que les économistes aient leur propre département et une formation totalement autonome. C'est pourquoi les cours d'économie resteront rattachés au cursus juridique jusque dans les années 1960. Ils ne leur accordèrent qu'un concours spécifique d'agrégation en 1896 et des départements indépendants qu'après la Première guerre mondiale.
Mais pourquoi avoir rattaché les sciences économiques aux sciences politiques dans le décret doctoral de 1895 ? Cela semble être une influence belge. En effet, alors que la France a créé son École libre des sciences politiques en 1871, la Belgique a lancé un doctorat en sciences politiques dès le 10 octobre 1877 (A.D., 1893). C'est la réorganisation de ce grade en 1891 qui a inséré des cours d'économie politique et d'histoire économique dans ce cursus, ce qui l'a rapproché des économistes.
Le rattachement aux sciences politiques n'avait pas la faveur de certains économistes français qui auraient préféré un doctorat spécifique (Souchon, 1898). Mais le but des Facultés de droit étant de former des administrateurs publics en priorité, le fait d'accoler l'économie aux sciences politiques n'était pas illogique.
La préparation des textes fondateurs de 1895 avait été précédée par plusieurs voyages d'études d'économistes ou de juristes à l'étranger pour comparer la situation française aux autres grands pays. Comme les économistes libéraux contrôlaient l'enseignement spécialisé dans les grandes Écoles, les économistes historiens des Facultés de Droit (Paul Cauwès, Charles Gide) décidèrent de réunir les sciences politiques aux sciences économiques, afin de pouvoir proposer au concours d'agrégation d'économie politique des candidats bidisciplinaires (juristes d'abord, économistes ensuite).
Aux États-Unis, les premiers doctorats en économie politique ne furent délivrés à l'Université d'Harvard qu'en 1894, auparavant ils étaient couplés avec les sciences politiques dès 1875 (Laurent, 2006). La France, avec un peu de retard, n'a donc fait qu'imiter quelques exemples étrangers en la matière.

Conclusion

Dès la fin du XXe siècle, les docteurs ès sciences politiques et économiques étaient fiers de leur titre. Ils n'hésitaient pas à le mettre en avant dans leur curriculum vitae. Mais le simple ajout des sciences économiques aux sciences politiques était un peu gênant. Il traduisait le choix d'un rattachement initial au droit public plutôt qu'au droit privé, ce qui rendaient difficiles les thèses en économie privée, terme du temps employé pour la gestion des entreprises. Les doctorats en droit étaient souvent rattachés au droit privé. Les premiers docteurs gestionnaires devaient donc être de purs juristes à la Belle époque. Cela ne changera qu'en 1925 avec la création des Diplômes d'Études Supérieures, pour permettre à des diplômés des écoles de commerce de faire des thèses en économie privée (Nélidoff, 2009).
A Genève, dès 1920 on trouve mention d'un doctorat ès sciences économiques spécialisé sur les firmes : Edouard Gutjahr, L'organisation rationnelle des entreprises commerciales, Paris, Dunod. La mention "doctorat en sciences commerciales et économiques" fleurira aussi en Belgique à cette époque. L'expression "docteur en sciences de gestion" et non "ès sciences de gestion" n'a commencé à avoir cours en France qu'au début des années 1970. Ce fut d'abord la création du doctorat de troisième cycle à l'Université Paris-Dauphine (1973), puis du doctorat d'État en sciences de gestion dans le même établissement quelques années plus tard (Burlaud et Bournois, 2021).
En janvier 1985, quand j'ai adhéré à l'ANDESE et que je me suis fait élire par son Conseil d'administration, celui-ci a décidé d'ajouter à l'intitulé "docteurs ès sciences économiques" celui de "docteurs en sciences de gestion". Comme j'étais alors un jeune économiste qui voulait devenir gestionnaire, je fus fort content de cet ajout. Je devins maître de conférences en sciences de gestion à la Faculté de Droit et des Sciences Économiques de l'Université de Rouen le 1er avril 1987. Et, contrairement à ce qu'aurait pensé Joseph Garnier, ce ne fut pas un poisson d'avril...

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