1. Introduction
Dans un article intitulé « La discrimination des seniors en France » publié le 15 novembre 2021 sur le site de l’Association Nationale des Docteurs ès Sciences Économiques et en Sciences de Gestion (ANDESE), nous avions souligné qu’à rebours de la « discrimination positive » dans le domaine de l’enseignement secondaire et supérieur au détriment de la méritocratie, nous assistions à une « discrimination négative » croissante subie par les seniors en France. Ainsi, le 9 novembre 2021, M. Emmanuel Macron annonçait que la troisième dose de vaccin serait désormais obligatoire à partir du 15 décembre 2021 pour les personnes de plus de 65 ans sous peine de voir leur passe sanitaire désactivé. Que penser de cette mesure qui discriminait une population bien ciblée (les plus de 65 ans) et qui créait de l’iniquité ? « La vieillesse est-elle en train de devenir socialement intolérable ? » comme l’écrit Lucien Israël dans son ouvrage « La vie jusqu’au bout – Euthanasie et autres dérives ».
Ce problème de discrimination et de stigmatisation lié à l’âge s’était déjà posé lorsqu’il avait été question de confiner les seniors. Ces derniers se seraient calfeutrés pour que la société puisse fonctionner … sans eux. Les seniors avaient vécu cette proposition comme « infantilisante » et « discriminatoire ». Comme le prônent les sociologues Henri Madras et Louis Dirn, « pour la gestion de notre société, il faut arrêter de considérer le troisième âge comme un poids qui en freine l’essor ». Contrairement à ce que pensent certains gouvernants, ce n’est pas en créant un conflit de générations que la France va sortir de ce climat délétère. Ne faisons pas des seniors des mal-aimés ? « On est vieux dans le regard des autres bien avant de l’être dans le sien » (Benoîte Groult).
Le 17 mars 2022, lors de la présentation de son projet présidentiel, M. Emmanuel Macron a annoncé son projet de convention citoyenne sur l’euthanasie (fin de vie) sous l’égide du Conseil économique, social et environnemental (CESE) une fois que le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) aurait rendu son avis.
Dans un avis publié le 13 septembre, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a validé la possibilité "d’une aide active à mourir" mais "sous certaines conditions strictes", avec lesquelles il apparaît inacceptable de transiger". En particulier de développer les mesures de santé publique en matière de soins palliatifs. Il propose l'accès à "la sédation profonde et continue jusqu'au décès" pour des malades en phase terminale et en très grande souffrance, dont le pronostic vital serait engagé "à court terme".
Que penser de ce projet qui fait débat ?
Dans un premier temps, nous proposons un tour d’horizon sur la législation concernant l’euthanasie en France et à l’étranger. Puis, dans un second temps, nous nous interrogerons sur le fait de savoir si ce sont entre autres des raisons économiques qui expliquent la volonté de légaliser l’euthanasie. En effet, nous devons rester clairvoyants et vigilants car nous ne sommes pas à l’abri de dérives et de dérapages.
2. Les législations en vigueur en France et à l’étranger
A. La législation française
Le concept d’euthanasie
Étymologiquement, le mot « euthanasie vient du grec « eu » qui signifie bien et « tanatos » : la mort, donc « bonne mort », « mort douce et sans souffrance ».
Selon le Comité consultatif national d’éthique, l’euthanasie « constitue l’acte d’un tiers qui met délibérément fin à la vie d’une personne dans l’intention de mettre un terme à une situation jugée insupportable ». Cette définition a été reprise par la mission d’information parlementaire qui a présidé à la rédaction en 2005 de la loi Leonetti relative aux droits des malades en fin de vie.
On distingue deux formes d’euthanasie : l’euthanasie active et l’euthanasie passive.
L’euthanasie active consiste à aider un patient incurable à mourir par un geste actif, qui le conduit à s’éteindre rapidement, sans douleur et conscient.
L’euthanasie passive consiste à refuser l’obstination déraisonnable sur un patient incurable et à permettre, après l’arrêt des traitements curatifs, de soulager la douleur grâce à des sédatifs, jusqu’à l’arrêt cardiaque. Le patient s’éteint doucement, inconscient.
Bref historique de la législation française sur la fin de vie
Aujourd’hui, la loi française interdit l’euthanasie dite active, c’est-à-dire l’administration délibéré de substances létales dans l’intention de provoquer la mort, à la demande du malade qui désire mourir, ou sans son consentement, c’est-à-dire sur décision d’un proche ou du corps médical. Selon la loi, il s’agit d’un meurtre, un crime punissable de peines allant de trente ans de réclusion criminelle à la perpétuité. Le code pénal prévoit aussi l’interdiction d’exercer la profession pour les médecins qui s’en rendraient coupables. La loi française interdit également le suicide assisté, processus par lequel le patient accomplit lui-même l’acte létal.
1999 : la loi garantissant le droit à l’accès aux soins palliatifs
La loi du 9 juin 1999 s’appuie sur les soins palliatifs. A ce titre, elle comprend des dispositions visant à développer les structures de soins palliatifs en milieu hospitalier, médico-social et à domicile. Elle donne une définition des soins palliatifs (voir ci-après) et de leur accès. Elle encadre l’action des bénévoles en matière de soins palliatifs et prévoit en outre dans le code du travail un congé d’accompagnement d’une personne en fin de vie.
L’article 1er de la loi n° 99-477 donne des soins palliatifs la définition suivante : « Les soins palliatifs sont des soins actifs et continus pratiqués par une équipe interdisciplinaire en institution ou à domicile. Ils visent à soulager la douleur, à apaiser la souffrance psychique, à sauvegarder la dignité de la personne malade et à soutenir son entourage ».
2002 : la loi Kouchner relative au droit des malades et à la qualité du système de santé
La loi du 4 mars 2002 relative au droit des malades et à la qualité du système de santé a été élaborée et promulguée dans le contexte de la pandémie du VIH-Sida. Cette loi avait pour objectif de mieux répondre aux attentes des malades, de définir le rôle essentiel des professionnels de santé et d’améliorer les droits des patients dont le droit à l’information, l’accès direct à leur dossier médical, le droit au consentement éclairé, le droit à l’indemnisation des victimes d’accidents médicaux, sans faute des soignants.
2005 : le « laissez mourir » de la loi Leonetti
La loi Leonetti du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie interdit « l’obstination déraisonnable » et fait obligation de dispenser des soins palliatifs pour réduire la souffrance.
Des traitements antidouleurs efficaces peuvent être administrés en fin de vie, même s’il en résulte une mort plus rapide. Toute personne en phase terminale peut décider de limiter ou d’arrêter les traitements.
Si le malade est inconscient, l’arrêt ou la limitation du traitement ne peuvent être décidés que dans le cadre d’une procédure collégiale et après consultation d’un proche ou d’une « personne de confiance » préalablement désignée par le patient.
Par ailleurs, la loi de 2005 donne la possibilité à toute personne majeure de rédiger des directives anticipées pour le cas où elle serait un jour hors d’état d’exprimer sa volonté. Ces directives anticipées relatent la volonté du patient relative à sa fin de vie concernant les conditions de la poursuite, de la limitation, de l’arrêt ou du refus de traitement ou d’actes médicaux. Révisables et révocables à tout moment et par tout moyen, ces directives anticipées s’imposent au médecin.
2016 : le « droit à la sédation profonde et continue » de la loi Claeys-Leonetti
La loi Claeys-Leonetti, adoptée en janvier 2016, vient compléter la loi Leonetti du 22 avril 2005. Elle renforce les droits des malades contre « l’obstination déraisonnable » (anciennement appelée « acharnement thérapeutique ») et donne aux patients la possibilité d’accéder à la sédation profonde et continue jusqu’au décès (SPCJD) à la suite d’une décision obtenue par une procédure collégiale. En outre, elle développe non seulement les directives anticipées en les formalisant mais elle les rend plus contraignantes pour les médecins.
B. Les législations étrangères
Les pays européens se divisent en trois groupes : ceux ayant légalisé l’euthanasie active, ceux qui autorisent l’euthanasie passive et ceux qui interdisent formellement l’euthanasie.
Les pays qui ont légalisé l’euthanasie active
Les Pays Bas sont le premier pays d’Europe à avoir légalisé l’euthanasie et le suicide assisté (2001) à condition qu’ils soient effectués par un médecin, qui respecte les conditions fixées par la loi ( consentement du patient, souffrances insupportables et sans perspective d’amélioration, âge minimum de 12 ans) et qui signale son acte au médecin légiste de la commune.
En Belgique, l’euthanasie est dépénalisée, sous certaines conditions, depuis la loi du 22 septembre 2002. Depuis 2014, le droit belge autorise et encadre l’euthanasie des mineurs en phase terminale qui en font la demande avec le consentement des deux parents. Dans ce pays, 40% des citoyens sont favorables à l'arrêt des soins pour les plus de 85 ans.
Au Luxembourg, l’euthanasie et l’assistance au suicide ont été légalisées par une loi promulguée le 17 mars 2009. Cette loi définit l’euthanasie comme « l’acte, pratiqué par un médecin, qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande expresse et volontaire de celle-ci », et l’assistance au suicide comme « le fait qu’un médecin aide intentionnellement une autre personne à se suicider ou procure à une autre personne les moyens à cet effet, ceci à la demande expresse et volontaire de celle-ci ».
Selon l’article 2 de la loi précitée, « n’est pas sanctionné pénalement et ne peut donner lieu à une action civile en dommages et intérêts le fait par un médecin de répondre à une demande d’euthanasie ou d’assistance au suicide » si certaines conditions de fond sont remplies.
Le 25 juin 2021, l’Espagne est devenue le sixième pays du monde à légaliser l’euthanasie et le suicide médicalement assisté. Le patient doit être majeur, avoir la nationalité espagnole ou résider en Espagne depuis plus de 12 mois et souffrir d’une maladie grave et incurable.
Les pays qui autorisent l’euthanasie passive
Au Danemark, l’euthanasie active et le suicide assisté sont condamnés. Depuis 1992, chaque citoyen peut déclarer par écrit son refus de tout acharnement thérapeutique. En Italie, si l’euthanasie active est toujours considérée comme un crime et sévèrement punie par la loi, l’euthanasie passive est en revanche officieusement tolérée. Au Royaume-Uni, selon les circonstances, l’euthanasie est considérée comme un homicide involontaire ou un meurtre. La peine maximale est la prison à vie. L’assistance au suicide est également illégale et est passible d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 14 ans. Le Royaume-Uni privilégie les soins de vie personnalisés. Récemment, soit le 17 mars 2022, la Chambre des Lords a rejeté la loi sur le suicide assisté. En Allemagne, l’euthanasie active reste interdite et poursuivie en vertu de l’article 216 du code pénal allemand, mais l’euthanasie passive est quant à elle autorisée. En Autriche, depuis le 1er janvier 2022, l’assistance au suicide est dépénalisée. En Norvège, l’euthanasie passive est autorisée à la demande du patient en fin de vie ou d’un proche si celui-ci est inconscient . En Grèce, la volonté du malade de refuser et d’interrompre un traitement à tout moment est pleinement reconnue. La loi tolère l’euthanasie passive qui présuppose le consentement du patient et la survenue physique de la mort comme une certitude. La situation est identique en Hongrie où la loi ne reconnaît actuellement que l’euthanasie passive. Les malades ont le droit de refuser un traitement dans le cas où la maladie entraînerait la mort à brève échéance. Si l’euthanasie active est illégale en Suisse, en application de l’article 114 du code pénal, l’aide au suicide (ou suicide assisté) est autorisée à condition que celle-ci ne soit pas motivée par un « motif égoïste ».
Les pays qui l’interdisent formellement l’euthanasie
En Pologne, à Chypre, en Bulgarie, en Roumanie, en Irlande, l’euthanasie est illégale et pénalisée, parfois très durement. En d’autres termes, dans ces pays, l’euthanasie ou l’aide au suicide n’est envisagée que sous le prisme pénal.
3. Les enjeux liés à la légalisation de l’euthanasie
Le problème de l’euthanasie s’invite souvent dans le débat. Les opposants à la dépénalisation ou à la légalisation de l’euthanasie invoquent les risques de dérapage et d’abus eu égard entre autres à la recherche d’intérêts purement économiques.
A. L’euthanasie, une réponse aux problèmes économiques ?
Parmi les dérapages, une mise à mal de notre système de santé (déficit de la Sécurité sociale, fusion des hôpitaux, fermeture des petites maternités et hôpitaux de proximité, …) et le coût élevé de la fin de vie des patients (pathologies multiples, soins lourds) peuvent inciter à recourir à la légalisation de l’euthanasie. Ainsi, le philosophe André Comte-Sponville, partisan de l’euthanasie, explique qu’il y a six raisons de légiférer pour légaliser l’euthanasie dont une liée à des motifs économiques. Il écrit : « le plus désagréable, le plus glauque, mais enfin il faut bien en parler aussi . C’est le coût économique de l’acharnement thérapeutique . Un médecin me disait que la moitié de ce que dans notre existence, nous allons coûter à la Sécurité sociale, nous le lui coûterons dans les six derniers mois de notre vie. Quand c’est pour six mois de bonheur, ou simplement de bien-être relatif, ceci vaut largement le coût. Quand c’est pour six mois d’agonie pour quelqu’un qui, au contraire, supplie qu’on l’aide à mourir, je trouve que c’est payer un peu cher ces six mois de malheur et d’esclavage ».
Dans un article intitulé « Le coût du temps ultime », Gérard de Pouvourville, professeur émérite en économie de la santé à l’ESSEC, écrit : « Dans un contexte de crise permanente de financement et de vieillissement de la population, lorsque l’on recherche de façon désespérée des solutions miracles, toute dépense qui paraît disproportionnée est une cible de choix et le coût du temps ultime est alors mis sur la sellette. Mais qui l’invoque et pour servir quels intérêts ? ».
Pour sauver la Sécurité sociale et servir les intérêts de certains groupes de pression, doit-on s’attaquer aux dépenses de fin de vie ? La faillite de notre système de soins doit-elle inciter à légaliser l’euthanasie ? L’euthanasie serait-elle une réponse à des problèmes économiques dans nos sociétés gouvernées par l’argent, s’interrogent certains ?
Robert Holcman, Directeur d’hôpital et Docteur en sciences de gestion, évoque les « enjeux économiques et financiers de la fin de l’existence » dans le « Journal d’économie médicale – Volume 29 » . Dans la partie intitulée « La contrainte financière à l’origine des dérives à l’hôpital » ce directeur d’hôpital s’interroge : « Peut-on légitimement affirmer que le contexte économique des établissements de santé inciterait en toute opacité à, sinon abréger la vie des patients, en tout cas ne pas tout mettre en œuvre pour les maintenir en vie, et ce, pour des motifs économiques ? ». En évoquant les « motifs économiques », l’auteur fait référence à l’ouvrage de Christophe Fernandez, Thierry Pons, Dominique Prédali et du Professeur Jacques Soubeyrand intitulé « On tue les vieux ». Cet ouvrage décrit le sort de la vieillesse : « Placée dans le seul contexte économique, la vieillesse n’est plus envisagée qu’en termes de contraintes, de charges et d’inutilité. La grande défausse des États permet un véritable génocide gériatrique sans culpabilité, parce que l’on est vieux, on doit mourir. Un génocide silencieux perpétré grâce aux incohérences et aux maltraitances qui font tous les ans plus de morts que la canicule. De la prise en charge défaillante des vieux aux urgences à l’hécatombe des mauvaises orientations, sans parler des euthanasies, « tellement courantes, dit un médecin, que pour s’en convaincre, il suffit d’aller dans les hôpitaux », tout contribue à leur fin » […] Reste à savoir à qui profite le crime ? ». Robert Holcman conclut en soulignant « qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre critères d’efficience économique et critères éthiques ».
Certains n’ont aucun scrupule à mesurer l’économie que ces morts supplémentaires représenteraient pour notre système de santé. Dans un article scientifique publié dans la revue Clinical Ethics, intitulé « Counting the cost of denying assisted dying » (« Calculer le coût d’un refus de légalisation du suicide assisté »), les deux co-auteurs David Shaw, chercheur en bioéthique à l’Institute for Biomedical Ethics de Bâle et Alec Morton, chercheur en management de la santé à Glasgow cherchent à démontrer qu’il « serait judicieux de légaliser le suicide assisté au Royaume-Uni en raison du coût économique que représenterait le maintien d’un refus en la matière ». Trois arguments sont avancés : 1) le premier argument consiste à estimer « qu’offrir l’opportunité » » de mourir aux patients qui souffrent peut-être bénéfique, au regard du concept de « Quality-adjusted life years » (« années de vie de qualité »). Selon les auteurs, les années de vie de qualité de certains patients sont diminuées car ceux-ci ne disposent pas de la possibilité de recourir à l’euthanasie ; 2) Deuxièmement, les auteurs mettent en avant l’aubaine que représenterait l’euthanasie du point de vue des économies réalisées en matière de soins des patients en phase terminale ; 3) Enfin, le dernier argument mis en exergue est le don d’organes. Le prélèvement d’organes effectué directement après le suicide assisté serait meilleur d’un point de vue clinique et partant, économique, dans la mesure où les malades supplémentaires pourront bénéficier d’une transplantation.
Un groupe de députés au Parlement de Westminster proposent de promouvoir les soins palliatifs plutôt que de réduire les patients à leur seule valeur économique.
Comme le rappelle à juste titre le philosophe Damien le Guay , « nous ne sommes pas maîtres de la mort ». Il écrit : « Cette mort douce, rapide et choisie risque de déboucher sur une logique utilitariste. A terme, elle pourrait céder le pas à des considérations d’ordre économique. Est-on égoïste si l’on ne choisit pas l’injonction létale ? Est-ce bien raisonnable de continuer à coûter cher, à creuser les déficits, à être à la charge des autres ? Faut-il au contraire avoir le courage de s’effacer à temps, de libérer un lit, de ne plus être un poids pour la société et mes proches ? Ces questionnement ne manqueront pas d’affleurer à l’esprit de toute personne en situation de grande dépendance ». Le rôle de la médecine « est d’apporter du soin aux malades et à ceux qui souffrent, pas d’administrer la mort », argumente Damien Le Guay. Dans son ouvrage paru en janvier 2022, intitulé « Quand l’euthanasie sera là … », qui se veut un cri d’alarme, Damien le Guay relate « la pression qui s’exerce de plus en plus dans les hôpitaux, pour rationaliser les soins, pour mieux les gérer et en diminuer le coût pour la collectivité ». Il ajoute : « Bientôt, très bientôt, quand l’euthanasie sera adoptée, la décision médicale sera aidée puis faite par des algorithmes d’aide à la décision. L’intelligence artificielle va décider du risque, du coût, des probabilités, et donc elle orientera vers une solution la plus économique possible ». En résumé, l’euthanasie sera suggérée par un ordinateur « intelligent » qui décidera de tout pour mieux soulager les consciences et optimiser les coûts ».
D’autres spécialistes s’insurgent contre ceux qui veulent promouvoir l’euthanasie, en partie pour des raisons financières. Ainsi, Tanguy Chatel, diplômé en sciences sociales (École Pratique des Hautes Études) et spécialisé dans la recherche sur les soins palliatifs, déclare : « Cela coûte moins cher d’euthanasier quelqu’un que de l’accompagner en soins palliatifs ». Pour Nicolas Aumônier, philosophe des sciences à l’Institut de philosophie de Grenoble, « l’euthanasie est un dévoiement de la loi. C’est une loi marchande. Or tout ce qui est vendable n’est pas humainement raisonnable ». Il écrit : « Je suis frappé du contexte très brutalement économique de ces questions, qui correspond à l’émergence d’un nouveau marché du funéraire ». « Assez vite, les verrous sautent », redoute Nicolas Martinet, directeur d’un EHPAD et auteur du livre « Le grand âge est à l’abandon ». Celui-ci entrevoit le spectre d'une société qui, « pour des raisons économiques », éliminerait des personnes âgées devenues trop nombreuses et trop coûteuses. La grande loi sur la dépendance, qui avait pourtant été promise, n'a toujours pas été débattue...
« Comment ne pas apercevoir derrière le vote de tels textes les intentions et les dérives ? La légalisation de l’euthanasie, ou de l’aide médicale à mourir, sera aussi une question d’argent, dans un pays aux déficits abyssaux et à la population vieillissante dont il faudra prendre soin », déclare le journaliste Judikael Hirel. Pour illustrer cette affirmation, nous proposons par exemple, d’examiner la position des mutuelles. Leur engagement pour la légalisation de l’euthanasie est très révélateur.
Face aux détracteurs de « l’aide active à mourir », plusieurs mutuelles prennent publiquement position pour la légalisation de l’euthanasie. Ainsi, la Mutuelle générale de l’éducation nationale (MGEN) ne cache pas son engagement militant en faveur de l’euthanasie dans un Manifeste de vie. Il ne s’agit pas d’un cas isolé. Un autre mutualiste, le président de la Mutuelle Française a réitéré son choix pour « l’aide active à mourir ». Ces prises de position ont suscité de vives réactions. Claire Fourcade, présidente de la Société française de soins palliatifs s’inquiète de voir les mutuelles « défendre l’euthanasie et le suicide assisté avec autant de motivation » et se posent des questions. Par ailleurs, elle déplore que les mutuelles ne se mobilisent pas beaucoup sur les soins palliatifs ». De même, Marie de Hennezel, promotrice des soins palliatifs en France, s’insurge devant cette attitude qu’elle juge être un « conflit d’intérêt » entre la fonction de président d’une fédération de mutuelles et sa prise de position. Elle proclame : « On peut légitimement se demander si les mutuelles ne pourraient pas avoir des intérêts financiers à défendre une telle évolution […] Est-ce le rôle d’un mutualiste de se faire l’apôtre de la mentalité euthanasique, le défenseur d’une solution facile et économique ? ». Pour Tudgual Derville, porte-parole de l’Association Alliance-Vita, opposée à l’euthanasie, l’argument d’économies est « sous-jacent ».
Face aux accusations « d’un pseudo-intérêt économique », Eric Chenut, président de la Mutuelle française, rétorque en disant que « cette polémique est inappropriée et déplacée ». Il déclare que pour les mutuelles, « il n’y a pas d’enjeu économique sur la fin de vie ».
Nous conclurons cette sous-partie avec Erwan Le Morhedec, avocat et essayiste, auteur de « Fin de vie en République » qui témoigne : « On peut voir les choses de manière cynique : l’euthanasie libèrerait des lits en réanimation, des pensions de retraites, des soignants, … C’est nier la possibilité pour chacun d’aller au terme de ce qu’il a à être, à transmettre, c’est l’ultime soumission de la personne aux impératifs comptables. On en souffre suffisamment par ailleurs… Si même notre mort est déterminée par les déficits et la gestion comptable, alors on vivra dans une société déshumanisée ».
B. Euthanasie et éthique
Lucien Israël, éminent cancérologue et membre de l’Académie des Sciences morales et politiques, soucieux des questions éthiques, évoque les risques liés à la légalisation de l’euthanasie (Voir son ouvrage intitulé « les dangers de l’euthanasie). Après avoir soigné pendant quarante ans des personnes atteintes d’un cancer, il affirme que légaliser l’euthanasie serait un danger pour la société, avec le risque de se débarrasser des personnes âgées ou des malades.
Dans son ouvrage « La vie jusqu’au bout – Euthanasie et autres dérives » citée précédemment, Lucien Israël écrit : « Comment aussi ne pas évoquer cette autre dérive occidentale, cette occultation névrotique de la mort, de la souffrance, de la vieillesse (« Cachez ces états que nous ne saurions voir, nous les normaux, les beaux, les sains, les jeunes. N’en parlez point . Cessez de nous offusquer »). Comment ne pas évoquer ce scandale - aux yeux en tout cas d’un médecin de maladies graves – d’une allocation de ressources de santé telle qu’on dépensera bientôt plus en cosmétiques qu’en médicaments vrais, et en traitements des états d’âme ou de maladies qui guérissent toutes seules qu’en maladies de traitements sévères. Il est vrai qu’il y a parmi les électeurs davantage de grippés ou d’utilisateurs des stations thermales que de cancéreux … ».
Quid du serment d’Hippocrate ?
Les médecins opposés à l’euthanasie s’appuient sur le serment d’Hippocrate, source vive de l’éthique médicale. Dans une Tribune collective, 71 médecins se mobilisent pour dénoncer la légalisation de l’euthanasie. Ils déclarent : « L’euthanasie est contraire à notre mission, à notre déontologie, à notre vocation, à notre pratique, à notre serment professionnel. […] La crise sanitaire que nous traversons a souligné, de façon ô combien douloureuse, cruelle parfois, l’insuffisance structurelle des moyens médicaux. Légaliser l’euthanasie, c’est transgresser l’un des interdits fondateurs de la société ; Légaliser l’euthanasie, c’est définitivement enterrer Hippocrate et la déontologie médicale ; […] Légaliser l’euthanasie, c’est renoncer à doter les soignants et notre société des moyens de soutenir les plus vulnérables d’entre les siens ». Pour ces médecins, la crise sanitaire ne justifie en rien la légalisation de la mort provoquée, dont la revendication, en s’appuyant sur ce contexte, est proprement scandaleuse, indigne de notre « devoir d’humanité » (E. Hirsch) et de l’attente de la population.
L’euthanasie eugéniste
Etymologiquement, le mot « eugénisme vient du grec « eu » qui signifie bien et « genos » : naissance, genre, espèce, race donc « bonne naissance », « bonne race ».
L’idéologie eugéniste, dont la paternité du concept revient à Francis Galton, entend favoriser les bonnes naissances.
Il s’agit d’une pratique tendant à organiser la sélection des personnes. Interdite par la loi, la mise en œuvre d’une pratique eugénique constitue un crime punissable de vingt ans de réclusion criminelle.
L’euthanasie est le droit de choisir l’heure de sa mort et l’eugénisme est le droit de naître sans tare ni maladie. Les liens entre ces deux concepts sont étroits.
L’eugénisme peut conduire à l’euthanasie : l’Allemagne nazie a promu l’euthanasie eugéniste. Elle a poussé à l’extrême l’idéologie eugéniste, proclamant un eugénisme négatif (suppression d’individus présents ou à venir pour améliorer la « race ») et l’euthanasie des individus « indésirables ».
Euthanasie et prélèvement d’organes
Afin de pallier le manque de donneurs d’organes, il est illégitime d’accélérer la mort d’un patient qui va mourir en vue de prélever ses organes.
Pierre Menhir dans un article intitulé « Euthanasie et prélèvement d’organes : la commercialisation de l’être humain » considère cette pratique comme « la dernière monstruosité mise au point pour encourager l’euthanasie ».
Caroline Guibet Lafaye et Louis Puybasset dans un article « Décider la mort et prélever les organes : la question de l’extension des conditions du prélèvement d’organes » s’interrogent entre autres sur le fait de savoir s’il est possible de s’autoriser des actes qui abrègeront l’agonie pour sauver les organes d’un patient qui va mourir et les rendre disponibles à la greffe. Ils écrivent : « Ne transgresse-t-on pas une règle socialement fondamentale selon laquelle aucune vie humaine ne doit être sacrifiée au profit d’une autre ? Le questionnement éthique s’inscrit ici dans une problématique qui le porte au-delà de la distinction, qui a souvent servi de référence dans les débats sur la législation de l’euthanasie, entre « s’abstenir », d’une part, et « provoquer » ou « agir intentionnellement », d’autre part. Peut-on justifier, d’un point de vue moral, une logique du type « puisqu’il va mourir, alors… » que l’on trouve déjà mise en œuvre dans certains pays occidentaux ».
La mort du lien social
« La prolongation de l’existence a d’importantes conséquences financières au sein des familles par le biais des successions, et les pires tentations sont toujours possibles » (Robert Holcman). Des héritiers potentiels pourraient « profiter » de la légalisation de l’euthanasie pour accélérer les dévolutions successorales.
Nous sommes en train de bâtir une société qui préfère sacrifier ses aînés plutôt que de se mettre au travail ? Comme l’écrit Michel Houellebecq, « une civilisation qui légalise l’euthanasie perd tout droit au respect ». Le manque de respect à l’égard des seniors a conduit à une rupture du contrat social et à un conflit de générations, qui fragilise la cohésion sociale.
La crainte d’être une charge pour sa famille et la non-volonté de finir dans un EHPAD explique souvent les demandes d’euthanasie. Ce désir de mort exprimé par certaines personnes âgées pose question. La place qu’on leur accorde dans la société n’est pas étrangère à ce phénomène comme l’expliquent le philosophe Eric Fourneret et le sociologue Frédéric Balard. D’un point de vue éthique, pouvons-nous accepter la situation dans laquelle les personnes âgées souhaitent la mort parce qu’on leur fait comprendre qu’elles n’ont plus ni rôle social, ni place dans la société et surtout, qu’elles coûtent aux yeux de la société. « Elles ont l’impression de ne plus servir à rien ».
Si les dirigeants n’avaient pas été aussi laxistes et mauvais gestionnaires, il n’aurait peut-être pas été question d’une légalisation de l’euthanasie sous prétexte que les seniors sont un poids pour la nation et un risque de submersion des systèmes de santé.
S’agissant de l’euthanasie, François Mitterrand s’était confié à Marie de Hennezel : « le jour où une loi donnera à un médecin le droit d’abréger la vie, nous entrerons dans une forme de barbarie, parce que vous serez très nombreux, très vieux plus tard et que la société n’est pas bonne. On fera pression sur des personnes âgées pour qu’elles aient l’élégance de demander la mort et de ne pas peser ».
On accepte et on entretient des individus qui commettent des actes de barbarie et de terrorisme (viol, égorgement, découpage en morceaux d’un cops humain, … ) mais on cherche à éliminer les seniors. « On accepte au cœur des villes la déchéance des jeunes drogués, mais on consacre d’importantes ressources à en éliminer les vieux, qui ont le tort de rappeler par leur présence l’individu à son destin » (Professeur Lucien Israël).
« Lorsqu’un pays – une société, une civilisation – en vient à légaliser l’euthanasie, il perd à mes yeux tout droit au respect. Il devient dès lors non seulement légitime, mais souhaitable de le détruire ; afin qu’autre chose -un autre pays, une autre société, une autre civilisation – ait une chance d’advenir » (Michel Houellebecq). Pour cet écrivain et essayiste, « les partisans de l’euthanasie se gargarisent de mots dont ils dévoient la signification à un point tel qu’ils ne devraient même plus avoir le droit de les prononcer. Dans le cas de la « compassion », le mensonge est palpable. En ce qui concerne la « dignité », c’est plus insidieux. Nous nous sommes sérieusement écartés de la définition Kantienne de la dignité en substituant peu à peu l’être physique à l’être moral […]. La dignité, on peut très bien vivre sans ; on s’en passe. Par contre, on a tous plus ou moins besoin de se sentir nécessaires ou aimés ; à défaut estimés ».
4. Conclusion
Après avoir soutenu la loi sur la légalisation de l’euthanasie aux Pays-Bas en 2002, et travaillé pendant 9 ans pour les autorités chargées de contrôler les cas d’euthanasie, le professeur d’éthique de la santé Théo Boer revient sur son soutien de l’euthanasie légale. Il déclare : « J’étais autrefois favorable à la législation. Mais aujourd’hui, avec douze ans d’expérience, mon point de vue est autre ». Il donne l’alerte dans un article intitulé « Fin de vie : Ce qui est perçu comme une opportunité par certains devient une incitation au désespoir pour les autres ». Il dit avoir assisté aux Pays-Bas « à une augmentation spectaculaire du nombre d’euthanasies qui sont passées de 2 000 en 2002 à 7 800 en 2021, avec une augmentation continue en 2022. A brève échéance, le « nombre pourrait doubler ». En parallèle de l’augmentation du taux de décès résultant d’une euthanasie, qui est passé de 1,6 % en 2007 à 4,8 % en 2021, le nombre de suicides s’est accru de 27% de 2007 à 2021. Il rajoute : « pendant ce temps, en Allemagne, un pays très similaire aux Pays-Bas quant à sa culture, à son économie et à sa population – mais sans la possibilité d’une mort médicalement assistée -, les taux de suicide ont diminué. Alors que la France se met à étudier sérieusement la question, l’exemple des Pays-Bas doit servir à une prise de conscience de ce qui peut arriver. Regardez ce pays et vous verrez peut-être la France de 2040 ».
5. Glossaire
Acharnement thérapeutique : Acharnement consistant à employer des traitements lourds et disproportionnés par rapport à l’état d’un patient en situation palliative, et eu égard au faible bénéfice attendu pour ce dernier.
Aide active à mourir : Acte ayant pour but de provoquer la mort d'une personne, à sa demande, lorsqu'elle est atteinte d'une maladie grave et incurable, en phase avancée ou terminale.
Le concept d’aide active à mourir peut renvoyer à la fois à l‘euthanasie et au suicide assisté.
Directives anticipées : Directives permettant à un patient d’exprimer ses volontés sur sa fin de vie afin de les faire valoir dans le cas où il ne serait plus en capacité de s’exprimer.
Obstination déraisonnable : Acte ou traitement inutile, disproportionné ou n’ayant d’autre que le seul maintien artificiel de la vie.
En 2016, le législateur a remplacé le terme « acharnement thérapeutique » par « obstination déraisonnable dans la loi Claeys-Leonetti.
Personne de confiance : Une personne pouvant être un parent, un proche ou le médecin traitant, qui sera consulté au cas où le patient ne serait plus en capacité de s’exprimer.
Sédation : Ralentissement de l’activité organique d’un patient que l’on obtient par le recours à un sédatif et qui permet notamment de soulager une douleur.
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