D’après l’INSEE, le déficit public pour 2023 s’établit à 154 milliards d’euros, soit 5,5 % du PIB (contre 4,8 % en 2022). Le gouvernement a bâti sa trajectoire budgétaire pour 2024 sur une prévision de 4,9 %, loin des 3 % attendus dans la zone euro.
L’Espagne a ramené son déficit à 3,7 % du PIB en 2023, tandis que le Portugal a annoncé en mars avoir dégagé un excédent budgétaire de 1,2 % de son PIB.
Face à la dérive des comptes, certains économistes cherchent des « idées ». Ainsi, dans une tribune du journal Le Monde » publiée le 15 avril 2024, un collectif de cinq économistes publient une tribune intitulée « Dette publique : Nous proposons de mettre davantage à contribution les retraités, pour des raisons d’efficacité économique et de justice sociale ». Ils plaident pour la désindexation des pensions et la suppression de l’abattement de 10 % sur leur imposition.
Pour lutter contre l’aggravation du déficit public, il est préférable de rendre à la valeur travail ses titres de noblesse plutôt que de sacrifier nos aînés.
1. Commentaires critiques de la tribune publiée par le collectif de cinq économistes
En tant qu’économiste, je m’insurge déjà en lisant le titre. L’efficacité économique ne consiste pas à appauvrir des retraités qui sont exclus du marché du travail eu égard à leur âge au bénéfice de jeunes en pleine capacité de travailler. L’efficacité économique doit prévaloir sur toute autre considération. Elle consiste à faire produire le plus gros « gâteau » afin que la part de chacun soit la plus grande possible.
Les auteurs évoquent ensuite « la fuite des talents à l’étranger » . Il va de soi que ce phénomène est particulièrement inquiétant et nous alerte sur les graves dangers qui pèsent sur notre pays. La France perd ses forces vives, ses créateurs de richesse, ses travailleurs, ses compétences, etc. et s’enrichit d’assistés, de profiteurs, de paresseux, de délinquants, etc. !
Le 11 mai 2022, le Figaro a publié un article intitulé « Ces Français qui s’exilent parce qu’ils « ne reconnaissent plus la France ». L’auteur de l’article, la journaliste Stéphane Kovacs, écrit « Dans la part croissante de nos concitoyens qui s’expatrient, un certain nombre y est poussé par dépit. Ils ne reconnaissent plus la France. Celle de leur jeunesse ou celle que leur racontent leurs parents. […] Inquiets d’une « grande métamorphose, ce pays qu’ils aiment, ils ont pourtant choisi de le quitter ».
Les motifs qui incitent les Français à s’exiler sont notamment la dégradation des conditions de travail : 1) un faible niveau des salaires ; 2) une concentration excessive des prélèvements obligatoires sur le facteur travail ; 3) une absence de reconnaissance au travail qui s’explique par des sentiments de jalousie et de mesquinerie et par un mauvais management ; 4) une réussite qui n’est pas toujours fondée sur le mérite ; 5) une valorisation insuffisante des diplômes. D’autres motivations sont à l’origine de l’exode des cerveaux : le matraquage fiscal ainsi que le déclin des institutions économiques, politiques et sociales.
Les cinq économistes omettent de parler de l’exil des retraités. En effet, depuis plusieurs années, de plus en plus de retraités ont fait le choix de s’installer à l’étranger pour y vivre leur retraite. Au 31 décembre 2019, sur 16,7 millions de retraités français, environ 1,2 million vivaient à l’étranger. Les raisons qui les ont incités à s’exiler sont nombreuses : discrimination et stigmatisation liées à l’âge (voir notamment l’attitude infantilisante et discriminatoire du gouvernement à l’égard des seniors lors de la crise sanitaire de la Covid 19), érosion du pouvoir d’achat, manque de respect et de considération, fracture générationnelle, …
Les auteurs de cette tribune poursuivent : « Rappelons que les retraités actuels ont été les principaux bénéficiaires de la dette publique contractée au cours des cinq dernières années, et du récent « quoi qu’il en coûte destiné à préserver leur santé ». Comment peut on avoir des propos aussi sordides et par ailleurs non fondés ? Je rappellerai que les dépenses pour faire face à la Covid 19 ont surtout ciblé les entreprises et les salariés (chômage partiel).
Écrire que le « taux de pauvreté en France diminue avec l’âge est une évidence » . il va de soi que dans la tranche des 18-24 ans, le taux de pauvreté est plus élevé que dans les autres tranches d’âge. Cela étant, comme le souligne l’Observatoire des inégalités, « s’ils sont moins souvent pauvres, les aînés sont aussi dans une situation particulière : il est très peu probable que leur situation évolue, alors que les plus jeunes peuvent espérer un avenir meilleur. Pour les plus âgés, la pauvreté est presque toujours un phénomène durable jusqu’à la fin de leur vie ».
Enfin, lorsque ces cinq économistes déclarent que « le revenu des seniors n’ est pas utilisé pour consommer mais pour accroître un patrimoine », ils semblent ignorer l’existence d’une économie des seniors (« silver économie ») et son impact sur l’économie dans son ensemble. Cette nouvelle économie est apparue comme particulièrement prometteuse. En 2013, elle représentait 92 milliards d’euros et en 2020, elle a dépassé les 130 milliards. Selon le Centre de recherches pour l'étude et l'observation des conditions de vie (CREDOC), 54 % des dépenses réalisées par les particuliers étaient en 2015 le fait de seniors. Mais que ces cinq économistes soient rassurés. D’aucuns évoquent la fin de l’économie des seniors. L'érosion du pouvoir d'achat des retraités va non seulement peser sur la consommation mais également poser un problème sociétal. Qu'en est il d'une société qui ne respecte pas ses anciens dont certains ont travaillé plus de quarante heures par semaine ? Comme l'écrit le Professeur Berrut, " la société a besoin de ses seniors".
2. Propositions par lesdits économistes de nouvelles mesures discriminatoires à l’encontre des retraités
Les auteurs de la tribune en question plaident pour la désindexation des pensions et la suppression de l’abattement de 10 % sur leur imposition Une belle plaidoirie pour discriminer les seniors !
Rappelons à tous les élus et économistes qui préconisent une désindexation, que le principe d’une indexation des pensions de retraite est inscrit au Code la sécurité sociale depuis 2003 (article L. 161-23-1) et fixé dans une loi votée par le Parlement.
Par ailleurs, la suppression de l’abattement de 10% sur l’imposition des retraités constitue une nouvelle mesure discriminatoire qui se rajoute à celles prises à partir de 2018.
Défavoriser une personne en raison de son âge, […] est interdit par la loi et les conventions internationales auxquelles adhère la France. Cela étant, le droit français a du mal à s’approprier la
notion de « discrimination », notamment lorsque celle ci est liée à l’âge.
En outre, comme le préconisent Henri Madras et Louis Dirn, « pour la gestion de notre société, il faut arrêter de considérer le troisième âge comme un poids qui en freine l’essor ». Contrairement à ce que pensent certains, ce n’est pas en discriminant les retraités que la France va diminuer de manière drastique sa dette publique et sortir de son climat délétère. D’ailleurs, pour le sociologue Serge Guérin et le philosophe Pierre Henri Tavoillot, « la guerre des générations n’aura pas lieu ».
2. Déficits budgétaires : tentation de faire payer les retraités plutôt que faire renaître la valeur travail
Le Conseil d’orientation des retraites (COR) prévoit que le niveau de vie des retraités baissera dès 2026, pour passer sous celui de la population en 2032. Déjà en 2018, sous l’effet conjugué de la non revalorisation des pensions de base, de la sous indexation de la retraite complémentaire et de la hausse de la CSG, le niveau de vie des retraités a fortement reculé.
Les actifs qui constatent une baisse de leur niveau de vie ont la possibilité de travailler plus alors que pour les retraités c’est quasi impossible. Rappelons qu’en France, le monde du travail considère que vous êtes senior à 45 ans ! Ainsi, bien qu’elle augmente depuis une vingtaine d’années, la proportion des seniors qui occupent un emploi en France reste inférieure à celle des pays européens.
Le baromètre réalisé par l’Institut français des seniors à la demande de GPMA, association des 500 000 assurés santé et prévoyance du groupe Generali et publié en février 2023, révèle que les seniors sont les amortisseurs économiques et affectifs des difficultés que rencontrent leurs descendants. 6 sur 10 aident financièrement leurs enfants et 4 sur 10 leurs petits enfants. « Ils sont plus papy-mamy sitters que leurs parents du fait des divorces de leurs enfants ». L’étude conclut que parmi les valeurs partagées par les seniors, c’est le respect des autres qui arrive en premier. Un respect dont ils font preuve et qu’ils attendent en retour bien sûr, alors qu’ils sont souvent victimes d’un « âgisme » discriminant.
Au lieu de proposer des mesures qui vont créer des conflits intergénérationnels, les cinq auteurs de la tribune évoquée précédemment devraient s’inspirer d’Henri Madras, qui suggère de "développer de nouvelles solidarités entre les générations afin d'éviter une fracture générationnelle et ne pas créer de nouvelles inégalités". La solidarité entre générations, facteur de cohésion sociale, doit irriguer tout projet de société. Mais, comment peut on parler de cohésion sociale lorsque les mesures qui sont suggérées par certains économistes viennent d'une part étayer l'argument selon lequel les retraités sont responsables des difficultés que rencontre la jeunesse et d'autre part renforcer les stéréotypes anti-vieux, ce que l'on appelle l'âgisme ?
En outre, il semble plus pertinent de rétablir la valeur travail que de taxer davantage les retraités.
La publication de l’ouvrage de Dominique Meda « Le travail, une valeur en voie de disparition » publié en 1995 suivi de la parution en France du livre de l’économiste américain Jérémy Rifkin « la fin du travail », a relancé le débat public sur la valeur travail. Ainsi, dans son ouvrage intitulé « Les nouveaux rouages de l’économie », Jean Marie Albertini écrit que « le travail est le premier et le plus essentiel des facteurs de production ». Le facteur travail détermine à la fois par sa quantité et sa qualité le niveau de la croissance économique. Il est la principale source de création de richesses. Sans travail, le capital ne peut pas produire. D’où la nécessité de le valoriser et de mettre un terme à son rejet.
Mais qu’est ce la valeur travail ? Comme l’écrit le professeur Jacques Garello, dans un article intitulé « Le vrai sens de la valeur travail » (août 2023), ce concept est souvent mal compris. Il écrit : « Sous des formes diverses, l’opinion publique, les syndicats, la classe politique s’interrogent pour donner au travail la place qu’il mérite dans la société française contemporaine ».
Aux XVIIIe et XIXe siècles, les trois grands économistes que sont Adam Smith, David Ricardo et Karl Marx, ont développé différentes théories de la valeur Ces trois économistes classiques adhèrent à la théorie de la valeur travail selon laquelle le travail est le fondement de la valeur des marchandises. Ainsi, Adam Smith aborde son ouvrage « La richesse des nations » par la phrase suivante : « Le travail annuel d’une nation est le fonds primitif qui fournit à sa consommation annuelle toutes les choses nécessaires et commodes à la vie ; et ces choses sont toujours ou le produit immédiat de ce travail, ou achetés des autres nations avec ce produit ». David Ricardo conteste la notion de travail “commandé" utilisé par Adam Smith. Pour lui, ce qui fait la valeur d’un bien, c’est la quantité de travail nécessaire à la production de ce bien. C’est l’idée de travail « incorporé ». Pour Karl Marx, surnommé « le dernier des classiques », la valeur travail est « le temps socialement nécessaire à la production d’un bien ».
Au sens économique du terme, « la valeur travail désigne l’analyse qui voit dans le travail, et dans le travail seul, la source unique de valeur, si bien que, à l’équilibre, l’échange entre deux biens doit s’effectuer au prorata des temps de travail incorporés dans chacun » (source : dictionnaire en ligne d’Alternatives Économiques ».
Plutôt que travailler, certains se contentent d’allocations et d’aides diverses. Avec un tiers de la richesse nationale consacrée à la protection sociale, la France reste le pays le plus généreux d'Europe, indique une étude de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES), le service statistique du ministère de la santé et de la solidarité. Les comparaisons internationales révèlent une certaine « exception française ». D'aucuns parlent de la France comme « la patrie des mille et une allocs ! ».
4. Quid de la fracture générationnelle ?
Alors qu’autrefois, le vieillard était respecté car il représentait la sagesse, le patriarche à l’expérience précieuse, depuis quelques années, les médias et le gouvernement français se focalisent sur le vieillissement de la population. Ils ne cessent de r appeler que la société française est vieillissante, de relater le « problème économique » capital que constitue le paiement des retraites des aînés, de parler de dépendance, d’évoquer le poids des personnes âgées pour la nation et d’arguer un risque de submersion des systèmes de santé. Cette stigmatisation des aînés, qui s’est accrue durant la crise sanitaire, ne peut que déboucher sur un conflit de générations.
Qu’en est il du respect des anciens ? Les seniors sont ils désormais les mal-aimés ? La culture japonaise reconnaît la valeur des anciens. Le Japon constitue l’un des lieux les plus favorables aux seniors. En France, l’âge est le facteur de discrimination le plus important, loin devant le sexe, l’origine ethnique ou la religion. Les mesures gouvernementales qui ont été prises depuis 2017 viennent d’une part étayer l’argument selon lequel les retraités sont responsables des difficultés que rencontre la jeunesse et d’autre part, renforcer les stéréotypes anti-vieux, ce que l’on appelle l’âgisme.
Dans un article intitulé « La civilisation des vieux », Guy Vallencien, membre de l’Académie de médecine, relate le débat sur la place et le rôle des personnes âgées qui « agite nos sociétés occidentales embarquées dans un affolement inconsidéré sur les nuisances et les coûts inconsidérées qu’elles engendrent » . […] « Nos anciens, seniors, retraités actifs, s’investissent dans la garde et l’acculturation de leurs petits enfants à l’histoire, à l’organisation de la nation, à de multiples autres domaines de la vie personnelle et en société, dont ils ont l’expérience. « Les grands parents représentent une activité économique majeure sans laquelle le pays serait à l’arrêt. […] « Nos aïeuls ne sont pas une charge, mais une richesse. Cette expérience unique de la vie est une immense richesse que les partisans ignares du jeunisme ne pourront jamais détrôner. En nous rappelant Amadou Hampaté Bâ qui lança à la tribune de l’Unesco « en Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle », faisons nôtre cette sagesse de considérer nos vieux, non comme des boulets à encombrer les Ehpad, mais bien comme une force vive méritant attention et respect. Alors, nous pourrons réellement nous dire civilisés ».
Enfin, ceux qui militent pour une société divisée et fracturée, se sont ils penchés sur les conséquences désastreuses d’une société sans repères, d’une société du vide ? La France a beaucoup changé. Elle souffre désormais d’un certain nombre de maux résultant de l’effacement des valeurs traditionnelles : la dignité, l’honneur, le respect, le mérite, le sens de l’effort, le don de soi, l’appartenance solidaire à un groupe, ont laissé la place à l’individualisme, à l’insouciance, au laxisme, à l’irresponsabilité et à la médiocratie.
5. Conclusion
Nous sommes en train de bâtir une société qui préfère sacrifier ses aînés plutôt que de se mettre au travail. Le manque de respect à l’égard des seniors a conduit à une rupture du contrat social et à un conflit de générations, qui fragilise la cohésion sociale.
J’invite les économistes qui s’en prennent aux retraités à lire la nouvelle de Dino Buzzati intitulée « Chasseurs de vieux », incluse dans son recueil le K publié pour la première fois en Italie en 1966. Dans l’histoire, les personnages qui étaient jeunes au début de la nouvelle se retrouveront vieux quoiqu’il arrive et eux aussi se feront exclure. « Tel est pris qui croyait prendre », dirait Jean de La Fontaine.
Ce débat sur le poids des seniors pour la nation s’invite dans celui relatif à la légalisation de l’euthanasie (N. Antonin, « La volonté de légaliser l’euthanasie : est ce pour des raisons économiques », décembre 2022). La crainte d’être une charge pour sa famille et la non-volonté de finir dans un Ehpad explique souvent les demandes d’euthanasie. Ce désir de mort exprimé par certaines personnes âgées pose question. La place qu’on leur accorde dans la société n’est pas étrangère à ce phénomène comme l’expliquent le philosophe Eric Fourneret et le sociologue Frédéric Balard. D’un point de vue éthique, pouvons nous accepter la situation dans laquelle les personnes âgées souhaitent la mort parce qu’on leur fait comprendre qu’elles n’ont plus ni rôle social, ni place dans la société et surtout, qu’elles coûtent aux yeux de la société Comme l’écrit Michel Houellebecq, « une civilisation qui légalise l’euthanasie perd tout droit au respect ».
6. Glossaire
Âgisme : Comportement discriminatoire lié à l’âge et non justifié.
Contribution sociale généralisée (CSG) : Impôt prélevé sur les revenus d'activité et les revenus de remplacement afin de financer la protection sociale.
Note : Son taux varie en fonction des revenus concernés (salaires, pensions, de retraite, allocations chômage, etc.).
Dette publique : Au sens du Traité de Maastricht, ensemble des dettes contractées par les administrations publiques : administrations centrales, administrations locales et administrations de sécurité sociale.
Économie des seniors : Ensemble d'activités économiques et industrielles destinées aux seniors.
Note : L’économie des seniors a été créée en France en 2013 par la signature d'un contrat de filière "Économie des seniors" par le ministère de l'économie et celui chargé des personnes âgées "afin de créer un écosystème national et régional destiné à soutenir le développement du secteur, de faire émerger un grand marché en France et aussi d'exporter ce savoir faire".
Génération : Ensemble des personnes ayant le même âge, ou à peu près, et qui vivent dans le même temps.
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